samedi 12 juin 2021

« L’Art du combat » de Coralie Camilli, quand la philosophie décrit le geste martial

L’Art du combat de Coralie Camilli[1] est sans doute l’ouvrage qui convient à nos temps troublés, c’est un ouvrage singulier, venant de la part d’une philosophe, moins traité qu’essai, il part de l’expérience de son auteure qui a perfectionné son apprentissage de l’aïkido au Japon et relit (relie) cet apprentissage à la lueur de la philosophie occidentale. Il nous faut aujourd’hui combattre mais notre vision occidentale dualiste quasi manichéenne du combat nous enferme, le Japon et les arts martiaux nous invitent à un cheminement autre, libérateur, vers un au-delà de la force, une conversivité pour reprendre un néologisme du livre que l’intuition philosophique a maintes fois éprouvée au cours de son histoire.

La véritable vitesse

Tout apprentissage a ses étapes, Coralie Camilli évoque l’une d’entre elle, essentielle, à l’école de Tetsuzan Kuroda, l’un des grands maîtres actuels du Budo dont le dojo se situe à proximité de Tokyo. On y apprend l’art du combat mais aussi une forme de maîtrise du mouvement qui échappe à notre entendement sportif du déplacement et dont la finalité consiste à trouver la véritable vitesse. « Quatre principes de pratique, en particulier, écrit Mme Camilli, déterminent sa conception de la vitesse : Musoku no ho (la méthode d’absence de pas), Ukimi (le corps flottant), Juntai ho (la méthode du corps ordonné) et Hitochoshi no ugoki (le mouvement constant). » La citation pourrait faire croire que l’ouvrage s’adresse aux initiés, il n’en est rien. Il cherche à faire comprendre des notions étrangères à notre culture qui confond vitesse et accélération, force et puissance. Une telle interprétation de la vitesse, prévient l’auteure, oblige à repenser nos concepts à distinguer geste et mouvement, à interroger notre sens de la temporalité, à distinguer force et puissance.

De telles subtilités ne sont véritablement préhensibles que par l’entrainement : la répétition d’un nombre de techniques déterminé permet d’automatiser leur exécution, de parvenir à une « récapitulation » au sens leibnizien du terme qui est « l’inverse de la capitulation ». Répéter une technique, c’est l’intégrer, parvenir à l’accomplir d’une manière telle que la conscience n’a plus à se soucier des mouvements nécessaire à sa réalisation. C’est atteindre une perfection qui se rapporte précisément à l’idée qu’en expose Leibnitz : «  est parfait ce qui nécessite le moins grand nombre


d’efforts pour le plus grand nombre de résultats
. »[2] On croirait là entendre maître Kano, le fondateur du judo qui prônait le « minimum d’effort pour un maximum d’efficacité ».

La force n’est pas la puissance

S’entrainer, c’est « aiguiser de manière progressive la perception de l’espace et du temps » de manière à accomplir une action juste, la justesse étant entendue comme « l’adéquation entre le moment et le bon endroit », celui où doit se produire l’action, point de rencontre entre deux mouvements, l’attaque et la défense. De l’entrainement naissent des évidences : la force n’est pas la puissance, le mouvement n’est pas le geste. Avoir « de la force c’est savoir faire quelque chose et le faire ; et avoir de la puissance, c’est savoir faire quelque chose et se retenir de le faire ». C’est sans doute échapper à l’emprise de la force telle que la décrit Simone Weil dans L’Iliade ou le poème de la force, manifester une liberté qui se traduira par la métamorphose des « mouvements » en un « geste ». Si la technique s’accomplit par une succession de mouvement, le geste est une mobilisation du corps. S’appuyant sur les réflexions de Bergson[3], Coralie Camilli rappelle que le  geste est « bond », unique et « indécomposable ». Le geste appartient à « une autre dimension » : « : il est intuition et volonté saisies ensemble au moment adéquat ; il ne suit aucune trajectoire et dépasse toute durée. Il est un rapport pur et direct au temps et à l’espace. » Le geste s’accompagne d’une conscience qui n’est ni tension ni attention et autorise l’expression de la véritable puissance.

Le geste, un temps habité

La notion de geste, appelle conséquemment à repenser le rapport du corps au temps et à  l’espace. À la conception aristotélicienne du temps qui se décompose en une succession (avant / maintenant /après), on peut opposer une conception qualitative. La conception d’un temps habité par une conscience qui ne limiterait  pas dans la perception d’instants successifs. Coralie Camilli fait appel à Husserl[4] qui montre que la perception d’un morceau de musique ne se réduit pas à une perception détachée de sons qui se succèdent. L’écoute de la mélodie est à la fois mémoire et anticipation. Il en va de même pour le geste : « l’être de ces actions – écoute ou mouvement – ne tient pas uniquement dans la succession pure et simple, mais bien dans une perception intentionnelle qui rend manifeste le cours du temps ».

Le geste est une manifestation de la conscience : il « se tient dans l’instant pur. Il ne mobilise la conscience ni par l’anticipation, ni par l’attention, ni par le souvenir. Il n’est pas décomposable en phases. Il est éclatement, non-mesure. Il ne sépare plus l’esprit du corps, ni la conscience de la matière. Il n’est pas anticipable, il n’est pas reproductible ; il est maîtrise, puissance retenue dans son expression, expression retenue dans sa puissance. » Les arts martiaux engagent donc le pratiquant dans une forme d’attention qui n’est pas celle que requière l’école ou l’effort intellectuel, il exige une présence au monde et une décision qui s’incarnent dans la beauté et l’efficacité du « geste » ainsi pensé.


La puissance, une fonction dont on ne fait pas usage

Comment définir dès lors plus précisément la « puissance » ? Entendons-la comme une virtualité, comme « une fonction dont on ne fait pas usage ». Elle a à voir avec le « corps glorieux des théologiens », qui n’est pas synonyme de perfection mais de pureté. Coralie Camilli souligne les caractéristiques du « corps glorieux » qu’on pourrait attribuer au corps martial en pleine possession de le technique (agilité, puissance, retenue) et qui au lieu d’en faire usage, la retient : « La gloire n’est que la puissance en tant qu’elle est retenue. »

Et si la puissance est retenue, elle ne vise pas comme un cliché persistant provenant des premières présentations du judo le laissait à penser à retourner la force de l’adversaire contre lui-même. Elle vise à la convertir. De là le néologisme de « conversivité » qui manifeste la finalité des arts martiaux. L’aïkido est un instrument mais un instrument qui n’a pas pour finalité de servir, de se « substantialiser dans ce qu’il produit ». Comme Wittgenstein[5] le montre à propose des objets, leur usage préexiste à leur détermination par le langage, il en va de même des techniques martiales, il faut les pratiquer pour en comprendre la finalité. La conversivité est certes une conversion de la force de l’autre mais elle est aussi et avant tout une opération de transmutation du pratiquant.

Tranquillité d’âme

Avec le temps, constate Coralie Camilli, les arts martiaux sont devenus des « voies » dont l’idéal est cette tranquillité d’âme qui conduit à considérer la vie et la mort avec le même détachement. Une longue citation de Mishima rappelle que la mort est finalement toujours le fait d’une acceptation, voire d’une décision : même dans le cas d’« une mort par suite de maladie, il n’est pas rare que la genèse de cette maladie fasse ressembler autant à une mort délibérément voulue que s’il s’agissait d’un suicide. »[6]

Dans l’esprit des arts martiaux, le geste et la mort procèdent d’un même élan (la décision) et partagent une même caractéristique, l’éphémère. « Toute création d’« imprévisible nouveauté », pour reprendre le beau mot de Bergson, ne se peut que dans l’instant, dans le temps d’une décision tranchée, d’une fulgurance créatrice. »[7]

Un essai innovant et salutaire

L’essai de Coralie Camilli est à ma connaissance la première appréhension philosophique des arts martiaux. On a bien sûr beaucoup écrit sur les arts martiaux, mais toujours il s’est agi d’ouvrages techniques, de mémoires de pratiquants ou d’essais plus ou moins ésotériques à vocation sensationnelle. Rien de tel ici, l’ouvrage est rigoureux, argumenté et suit son chemin nous conduisant là où devrait nous conduire toute philosophie si l’on en croit Montaigne : « apprendre à mourir ».

L’essai bénéficie en outre de la double formation de Mme Camilli, docteure en philosophie et deuxième dan d’aïkido. Forte de son expérience elle parvient à mettre en mot, ce qui relève presque de l’indicible. Le pratiquant d’arts martiaux est certes à la recherche du « geste » et la société japonaise traditionnelle avait fait de cette recherche du geste l’un des fondements de toute éducation véritable, là où il y a « do » (voie), il y a cette recherche d’une perfection, d’une prise de conscience qui engage l’être à retrouver une unité perdue.

D’autres occidentaux en ont parlé, Amélie Nothomb lorsqu’elle évoque le cheminement de son père dans la voie du No[8], Barthes lorsqu’il explique l’art du haïku ou de la calligraphie[9]. Mais rares sont ceux qui ont cherché à pénétrer ces voies de l’intérieur. Les pages de Barthes sur le Japon, sont certes lumineuses, elles sont marquées par un véritable effort de décentration, une volonté réelle de comprendre l’autre et de faire comprendre ses représentations. Coralie Camilli va plus loin : suivant les préceptes de Wittgenstein, elle utilise l’outil de l’autre pour revenir à la pensée, mais il s’agit d’une pensée vivante, celle de l’essai, à jamais marquée par les transformations de l’expérience acquise.

Quand je disais que l’ouvrage convient à nos temps troublés, je pensais à cette idée de combat qui a envahi l’actualité, l’un de nos confrères est mort au service d’un combat idéologique, notre président nous a déclarés en guerre. Apprendre à envisager le combat dans cette logique martiale qui refuse le duel pour lui préférer la conversivité, c’est peut-être effectuer le premier pas vers une sagesse, qui invite à considérer l’adversaire non comme un ennemi mais comme une « force qui va » et dont il convient de simplement détourner le chemin. À méditer.

 

[1] Camilli, Coralie. L'Art du combat, Pruf, 2020.

[2] Gottfried Wilhelm Leibniz, Discours de métaphysique, Paris, Flammarion, 2001.

[3] Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant, Puf, 1996.

[4] Edmund Husserl, Leçons sur la conscience intime du temps, Puf, 1996.

[5] Ludwig Wittgenstein, De la certitude, Gallimard, 2006.

[6] Yukio Mishima, Le Japon moderne et l’éthique samouraï, Gallimard, 1985.

[7] Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Puf, 2013.

[8] Amélie Nothomb, Métaphysique des tubes, Le Livre de Poche, 2007.

[9] Roland Barthes, L’Empire des signes, Points Essais, 2014.