L’Art du combat de Coralie Camilli[1] est sans doute l’ouvrage qui convient à nos temps troublés, c’est un ouvrage singulier, venant de la part d’une philosophe, moins traité qu’essai, il part de l’expérience de son auteure qui a perfectionné son apprentissage de l’aïkido au Japon et relit (relie) cet apprentissage à la lueur de la philosophie occidentale. Il nous faut aujourd’hui combattre mais notre vision occidentale dualiste quasi manichéenne du combat nous enferme, le Japon et les arts martiaux nous invitent à un cheminement autre, libérateur, vers un au-delà de la force, une conversivité pour reprendre un néologisme du livre que l’intuition philosophique a maintes fois éprouvée au cours de son histoire.
La véritable vitesse
Tout apprentissage a ses étapes, Coralie Camilli évoque l’une d’entre elle,
essentielle, à l’école de Tetsuzan Kuroda, l’un des grands maîtres actuels du
Budo dont le dojo se situe à proximité de Tokyo. On y apprend l’art du combat
mais aussi une forme de maîtrise du mouvement qui échappe à notre entendement
sportif du déplacement et dont la finalité consiste à trouver la véritable
vitesse. « Quatre principes de
pratique, en particulier, écrit Mme Camilli, déterminent sa conception de la vitesse : Musoku no ho (la
méthode d’absence de pas), Ukimi (le corps flottant), Juntai ho (la méthode du
corps ordonné) et Hitochoshi no ugoki (le mouvement constant). » La
citation pourrait faire croire que l’ouvrage s’adresse aux initiés, il n’en est
rien. Il cherche à faire comprendre des notions étrangères à notre culture qui
confond vitesse et accélération, force et puissance. Une telle interprétation
de la vitesse, prévient l’auteure, oblige à repenser nos concepts à distinguer
geste et mouvement, à interroger notre sens de la temporalité, à distinguer
force et puissance.
De telles subtilités ne sont véritablement préhensibles que par l’entrainement : la répétition d’un nombre de techniques déterminé permet d’automatiser leur exécution, de parvenir à une « récapitulation » au sens leibnizien du terme qui est « l’inverse de la capitulation ». Répéter une technique, c’est l’intégrer, parvenir à l’accomplir d’une manière telle que la conscience n’a plus à se soucier des mouvements nécessaire à sa réalisation. C’est atteindre une perfection qui se rapporte précisément à l’idée qu’en expose Leibnitz : « est parfait ce qui nécessite le moins grand nombre
d’efforts pour le plus grand nombre de résultats. »[2] On croirait là entendre maître Kano, le fondateur du judo qui prônait le « minimum d’effort pour un maximum d’efficacité ».
La force n’est pas la
puissance
S’entrainer, c’est « aiguiser de
manière progressive la perception de l’espace et du temps » de manière
à accomplir une action juste, la justesse étant entendue comme « l’adéquation entre le moment et le bon
endroit », celui où doit se
produire l’action, point de rencontre entre deux mouvements, l’attaque et la
défense. De l’entrainement naissent des évidences : la force n’est pas la
puissance, le mouvement n’est pas le geste. Avoir « de la force c’est savoir faire quelque chose et le faire ; et
avoir de la puissance, c’est savoir faire quelque chose et se retenir de le
faire ». C’est sans doute échapper à l’emprise de la force telle que
la décrit Simone Weil dans L’Iliade ou le
poème de la force, manifester une liberté qui se traduira par la
métamorphose des « mouvements » en un « geste ». Si la
technique s’accomplit par une succession de mouvement, le geste est une
mobilisation du corps. S’appuyant sur les réflexions de Bergson[3],
Coralie Camilli rappelle que le geste est
« bond », unique et « indécomposable ». Le geste appartient
à « une autre dimension » : « : il est intuition et volonté saisies ensemble au moment adéquat ;
il ne suit aucune trajectoire et dépasse toute durée. Il est un rapport pur et
direct au temps et à l’espace. » Le geste s’accompagne d’une
conscience qui n’est ni tension ni attention et autorise l’expression de la
véritable puissance.
Le geste, un temps
habité
La notion de geste, appelle conséquemment à repenser le rapport du corps au
temps et à l’espace. À la conception
aristotélicienne du temps qui se décompose en une succession (avant / maintenant
/après), on peut opposer une conception qualitative. La conception d’un temps
habité par une conscience qui ne limiterait pas dans la perception d’instants successifs.
Coralie Camilli fait appel à Husserl[4]
qui montre que la perception d’un morceau de musique ne se réduit pas à une
perception détachée de sons qui se succèdent. L’écoute de la mélodie est à la
fois mémoire et anticipation. Il en va de même pour le geste : « l’être de ces actions – écoute ou mouvement
– ne tient pas uniquement dans la succession pure et simple, mais bien dans une
perception intentionnelle qui rend manifeste le cours du temps ».
Le geste est une manifestation de la conscience : il « se tient dans l’instant pur. Il ne mobilise
la conscience ni par l’anticipation, ni par l’attention, ni par le souvenir. Il
n’est pas décomposable en phases. Il est éclatement, non-mesure. Il ne sépare
plus l’esprit du corps, ni la conscience de la matière. Il n’est pas
anticipable, il n’est pas reproductible ; il est maîtrise, puissance
retenue dans son expression, expression retenue dans sa puissance. » Les
arts martiaux engagent donc le pratiquant dans une forme d’attention qui n’est
pas celle que requière l’école ou l’effort intellectuel, il exige une présence
au monde et une décision qui s’incarnent dans la beauté et l’efficacité du
« geste » ainsi pensé.
La puissance, une fonction dont on ne fait pas usage
Comment définir dès lors plus précisément la « puissance » ?
Entendons-la comme une virtualité, comme « une fonction dont on ne fait pas usage ». Elle a à voir avec le
« corps glorieux des théologiens »,
qui n’est pas synonyme de perfection mais de pureté. Coralie Camilli souligne
les caractéristiques du « corps glorieux » qu’on pourrait attribuer
au corps martial en pleine possession de le technique (agilité, puissance,
retenue) et qui au lieu d’en faire usage, la retient : « La gloire n’est que la puissance en tant
qu’elle est retenue. »
Et si la puissance est retenue, elle ne vise pas comme un cliché persistant
provenant des premières présentations du judo le laissait à penser à retourner
la force de l’adversaire contre lui-même. Elle vise à la convertir. De là le
néologisme de « conversivité » qui manifeste la finalité des arts
martiaux. L’aïkido est un instrument mais un instrument qui n’a pas pour
finalité de servir, de se « substantialiser
dans ce qu’il produit ». Comme Wittgenstein[5]
le montre à propose des objets, leur usage préexiste à leur détermination par
le langage, il en va de même des techniques martiales, il faut les pratiquer
pour en comprendre la finalité. La conversivité
est certes une conversion de la force de l’autre mais elle est aussi et avant
tout une opération de transmutation du pratiquant.
Tranquillité d’âme
Avec le temps, constate Coralie Camilli, les arts martiaux sont devenus des
« voies » dont l’idéal est cette tranquillité d’âme qui conduit à
considérer la vie et la mort avec le même détachement. Une longue citation de
Mishima rappelle que la mort est finalement toujours le fait d’une acceptation,
voire d’une décision : même dans le cas d’« une mort par suite de maladie, il n’est pas rare que la genèse de cette
maladie fasse ressembler autant à une mort délibérément voulue que s’il
s’agissait d’un suicide. »[6]
Dans l’esprit des arts martiaux, le geste et la mort procèdent d’un même
élan (la décision) et partagent une même caractéristique, l’éphémère. « Toute
création d’« imprévisible nouveauté », pour reprendre le beau mot de
Bergson, ne se peut que dans l’instant, dans le temps d’une décision tranchée,
d’une fulgurance créatrice. »[7]
Un essai innovant et
salutaire
L’essai de Coralie Camilli est à ma connaissance la première appréhension
philosophique des arts martiaux. On a bien sûr beaucoup écrit sur les arts
martiaux, mais toujours il s’est agi d’ouvrages techniques, de mémoires de
pratiquants ou d’essais plus ou moins ésotériques à vocation sensationnelle.
Rien de tel ici, l’ouvrage est rigoureux, argumenté et suit son chemin nous
conduisant là où devrait nous conduire toute philosophie si l’on en croit
Montaigne : « apprendre à mourir ».
L’essai bénéficie en outre de la double formation de Mme Camilli, docteure en
philosophie et deuxième dan d’aïkido. Forte de son expérience elle parvient à
mettre en mot, ce qui relève presque de l’indicible. Le pratiquant d’arts
martiaux est certes à la recherche du « geste » et la société
japonaise traditionnelle avait fait de cette recherche du geste l’un des
fondements de toute éducation véritable, là où il y a « do » (voie),
il y a cette recherche d’une perfection, d’une prise de conscience qui engage
l’être à retrouver une unité perdue.
D’autres occidentaux en ont parlé, Amélie Nothomb lorsqu’elle évoque le
cheminement de son père dans la voie du No[8],
Barthes lorsqu’il explique l’art du haïku ou de la calligraphie[9].
Mais rares sont ceux qui ont cherché à pénétrer ces voies de l’intérieur. Les
pages de Barthes sur le Japon, sont certes lumineuses, elles sont marquées par
un véritable effort de décentration, une volonté réelle de comprendre l’autre
et de faire comprendre ses représentations. Coralie Camilli va plus loin :
suivant les préceptes de Wittgenstein, elle utilise l’outil de l’autre pour
revenir à la pensée, mais il s’agit d’une pensée vivante, celle de l’essai, à
jamais marquée par les transformations de l’expérience acquise.
Quand je disais que l’ouvrage convient à nos temps troublés, je pensais à
cette idée de combat qui a envahi l’actualité, l’un de nos confrères est mort
au service d’un combat idéologique, notre président nous a déclarés en guerre.
Apprendre à envisager le combat dans cette logique martiale qui refuse le duel
pour lui préférer la conversivité, c’est peut-être effectuer le premier pas
vers une sagesse, qui invite à considérer l’adversaire non comme un ennemi mais
comme une « force qui va » et dont il convient de simplement
détourner le chemin. À méditer.
[1] Camilli, Coralie. L'Art du combat, Pruf, 2020.
[2] Gottfried Wilhelm Leibniz, Discours de métaphysique, Paris, Flammarion, 2001.
[3] Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant, Puf, 1996.
[4] Edmund Husserl, Leçons sur la conscience intime du temps, Puf, 1996.
[5] Ludwig Wittgenstein, De la certitude, Gallimard, 2006.
[6] Yukio Mishima, Le Japon moderne et l’éthique samouraï, Gallimard, 1985.
[7] Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Puf, 2013.
[8] Amélie Nothomb, Métaphysique des
tubes, Le Livre de Poche, 2007.
[9] Roland Barthes, L’Empire des signes,
Points Essais, 2014.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire